"Jean-Michel, depuis que je suis avec toi, je ne vois plus personne, c'est pas du respect ça. Avec toi c'est toujours moi, moi, moi...". L'automne s'annonce indien et les fenêtres sont ouvertes. L'oreille est attirée par une voix de femme un peu éraillée, une voix forte qui porte. "Pourquoi tu veux pas voir ma famille ? Je vais venir chez toi là. Tu vas dormir. T'es fatigué ? Je prends le risque quand même. Je viens. Pas tout de suite." La cinquantaine, cheveux presque noirs, longs. La voix parfois est couverte par les bus, les voitures.
" Attends ne raccroche pas. Je n'ai plus de crédit, je ne pourrais pas te rappeler. Qu'est-ce que tu dis ? Tu vas dormir ? Je viens. Mais pas en voiture, non. Faut pas s'énerver." Soudain la voix s'absente, elle n'arpente plus les pavés sous mes fenêtres, elle a franchi le coin de la rue. La lettre de Rimbaud à Demeny me rhappe. La mine du crayon glisse, entoure, souligne, flèche, commente. "Pourquoi tu lui as parlé ? Elle va encore me crier. Elle va s'énerver sur moi. Regarde ma cousine, elle est gentille comme tout. C'est pas pareil tu sais du côté de ma mère. Tu peux pas dire ça. Moi je vois toujours tes parents. Et toi pas les miens. Quoi, qu'est-ce que tu dis ? Tu vas dormir ? T'es fatigué ?" Elle incline parfois la tête vers le ciel. Parfois vers le sol. Sa voix résiste même à certains diesels. Elle est là, arpentante, avec lui qui parle peu, qui semble la vouloir pour lui seul mais qui ne veut pas d'elle, pas maintenant. Après avoir dormi. "Oui, dors. Je viens, je frappe et si tu ne veux pas, tu viendras chez moi ce soir." La voix ne faiblit pas, sa vie résonne, pour qui veut l'entendre, sur le pavé. Elle est chez elle, dehors. Elle parle au téléphone comme dans l'intimité d'une salle à manger, d'une cuisine. Son téléphone portable met sa vie dehors, son couple étrange, presque toute sa vie d'enfance. Elle laisse tout ça à portée des passants qu'elle ne voit pas. "Oui, je te laisse. A tout à l'heure. On passera la soirée ensemble. Je raccroche. Oui. Je raccroche." La voix s'est tue. Elle n'existe plus.
"C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense. - Pardon du jeu de mots.
Je est un autre."
Il n'y a finalement peut-être personne au bout de l'onde.
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2 commentaires:
Voilà à quoi nous mène cet été indien : on croit être seul dehors entouré de passants indifférents, mais un écrivain pervers laisse ses fenêtres ouvertes pour surprendre des morceaux entiers de notre vie !
Les passants n'étaient pas indifférents, juste embarrassés par ce monologue qu'ils évitaient comme une personne sous un carton. C'était étonnant de voir, sur quelques instants, les trajectoires bifurquer, les regards chercher un autre appui, comme si la regarder revenait à s'écraser le nez sur la fenêtre de sa maison pour mieux entendre encore ce que tout le monde entendrait de la rue.
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