15/05/2010

Isabel Lemaire

la peinture des corps défeints


(Evoquer le travail d'Isabel, poser des mots sur ce qui me touche depuis dix ans que je suis sa recherche, ne me pose souvent pas de problème ; ne me posait pas de problème.
Aujourd'hui, au lendemain de ma visite de son exposition nantaise, je veux laisser une trace écrite pour ne pas voir s'échapper mes sensations, même si quelque chose résiste, et rendra sans doute parfois confus ce qui va suivre. Qu'importe, je suis heureux du beau voyage qui hier m'a déporté. Après l'envahissement, quelques petites traces personnelles.)


"Une image manque dans l'âme."
Pascal Quignard, La nuit sexuelle


Une image manque dans l'âme, donc, qui ne cessera jamais de nous attirer, de nous effrayer par son silence de monde avant le monde où le temps n'existe pas.
Cette image est sans doute la source de ce que Stieg Dagerman appelait "notre besoin de consolation impossible à rassasier".
Cette consolation en ligne de fuite, Isabel ne la donne pas. Isabel peint à rebours, vers l'image manquante dont elle sait qu'à l'approcher, elle s'effacera toujours, derrière tous les visages défunts qui la nourrissent. Parce que cette image est carnassière. Elle bouffe, que l'on en ait conscience ou pas.
Pour son exposition actuelle, Isabel poursuit son chemin.

En entrant dans l'espace d'exposition, je rencontre cette femme

Et tout de suite le bleu des cheveux me frappe, que je vois ainsi sur une des toiles d'Isabel pour la première fois, ainsi que la clarté qui émane de cette toile haute, de près de deux mètres. Une autre chose me saisit : le continu des couleurs du visage à la robe. Tout n'est ici qu'une seule est même peau. Le visage n'est plus l'espace privilégié de trahison ou de rédemption du corps couvert, habillé, il n'est plus cette lucarne de l'âme aperçue, saisie et figée dans une figure d'argile peinte. Là, dès l'entrée, le corps est défeint.
Je m'explique.
Figure et feindre ont racine commune dans "fingere", "modeler dans l'argile". La question de toute représentation, religieuse donc aussi, pose alors le passage dans l'espace du visage à la figure, quand feindre est ainsi se donner figure trompeuse, modelée dans l'argile. Ne fait-on pas bonne figure, et non pas bon visage.
La figure est le masque posé, la persona théâtrale dont l'origine signifie "parler à travers". Quels sont donc les masques au travers desquels nous parlons et qui finalement ne couvrent pas seulement le visage mais ce que nous sommes, sous la surface ? Telle est l'alerte de cette toile qui ne pose au fond, pour moi, pas de limite du visage à la chair, à la robe. Le travail de la couleur déjoue ici la feinte qui à la fois fait du visage une figure d'attraction, de quête de l'âme (Isabel a nommé l'une de ses expositions "Peau d'âme"), et qui fait du vêtement une autre stratégie du détournement de ce qui au fond ne fait qu'un l'ocre-blanc.
Le bleu qui m'a frappé est me semble-t-il nouveau dans la peinture d'Isabel. Il pose une affirmation, une déprise du piège qui porte vers une autre lumière dont le vert est aussi une trace dans ce tableau. Le vert est moins un travail de mort et de silence comme j'ai pu le ressentir sur d'autres toiles plus anciennes ; il me paraît ici prendre le risque de la vie et donc d'une certaine lumière, ce qui pour autant ne rend pas les choses plus simples, évidemment. Oui-oui n'est pas le dédicataire de cette expo...
Je le dis comme je l'ai senti : cette toile est un nu, d'une beauté saisissante, puissante, défeinte. Les couleurs, pour tenter de le dire encore autrement, défont les figures.

Alors l'homme nu, modèle unique, le seul modèle dévêtu de cette exposition :


Il pose la question de la nudité de l'homme qui aurait besoin d'une défiguration. Sexe couvert, le visage est biffé, inachevé ; nu en pied, il est décapité. L'histoire à lire de ce corps se décompose dans les couleurs de chair aux fluorescences roses. Le visage masculin masquerait-il plus ? Exigerait-il cette brutalité pour revenir au corps ? "L'homme œuf" (titre donné par Isabel) ci-dessous porte son regard en son centre, mais sur quel intérieur ? Tandis que la femme, qui dans une autre salle de l'exposition lui répond, regarde, fixe, le visage relié au corps en robe noire par d'étranges fils noirs, femme au corps tissé d'attente inquiète.

Je ne saurais dire précisément (en ai-je l'envie?) ce que porte de sens cette opposition, mais elle me guide vers la fiction que nous sommes et qui nous mène toujours à la frontière palpébrale de l'intérieur et de l'extérieur.
Cette exposition, comme je l'ai vécue, tente une remontée aux archaïsmes qui nous racontent et que chacun, à sa façon, interroge, fuit ou affronte.

Toutes ces femmes regardent, scrutent, saisies dans l'objectif de la peinture.

La première de ces deux toiles posées côte à côte dans l'espace de l'exposition semble faire remonter au visage à robe rouge l'histoire cahotique du désir, de l'enfance. Ici le noir expose la nudité du regard et du corps qui s'enfoncent dans l'obscurité. La nudité y devient l'ailleurs invisible du corps qui se revêt des peurs de son désir.
Où va-t-elle alors se perdre dans l'écart du miroir qui dans le tableau bleu semble surprendre cette femme au sortir d'un bain de nuit ?
De cette traversée qui dénude des espérances d'enfance, cette femme ressort couverte de sa nudité en nouvelle peau.
Nous retrouvons à nouveau, par le bleu cette fois, le glissement de couleur de la chair à ce tout qui l'entoure de tissu ou d'obscurité.

Peut-être est-ce cela : l'homme dans cette mise en espace d'exposition a perdu le visage du désir que ces femmes ne peuvent abdiquer, ou qu'elles cherchent autrement.




Il me trouble.
Ce visage.
Ce portrait petit format.
Où donc regarde-t-il ?
Quelle réversibilité d'espace installe-t-il par son regard ?
Proche d'elle, il m'a semblé être vu, alors qu'à quelques pas de distance, ce regard porte ailleurs, me contourne, trace mon esquive.

Alors je m'approche à quelques centimètres et je vois les petits éclats bleus de son regard noir.









1 commentaire:

petiteneige5963 a dit…

bravo pour cet avis sur l'art , continuez ainsi , les dessins sont parfaits, l'art est beau, merci pour tout .