04/05/2010

Lire Rimbaud (3)

En travail d'humeur de lecture

modestement dédié
à Monsieur Stéphane Hirschi,
professeur à l'université de Valenciennes


La chromothérapie de la langue

1
Or le jaune

(en hommage personnel à l'autre grand de l'époque, qui publie, en 1873, quand Rimbaud traverse sa Saison en enfer, Les Amours jaunes, Tristan Corbière, poète qui rejoint en 1884, avec Rimbaud, le panthéon verlainien des Poètes maudits.)



"Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur qui est du noir,
et je vécus étincelle d'or de la lumière
nature."
(Une saison en enfer, Délires II, "Alchimie du verbe")

Rimbaud, qu'on se le dise, déteste les foies jaunes, ceux qui "bavent la foi" ("Les pauvres à l'église"). La jaunisse est une crise de foi. Jauni (comme un vieux parchemin, une vieille peau racornie) le Christ sur sa croix à travers le vitrail ("Les premières communions"), jaunes les doigts trempés des bigotes dans le bénitier, jaune le visage de Tartufe "bavant la foi" sous sa soutane noire ("Le Châtiment de Tartufe"), jaune aussi la robe de "la sacristaine" au "sourire affreux" orné de "deux dents noires, jaunes, comme la faïence d'un vieux poêle" ("Une coeur sous une soutane"), jaune la robe de la mère "senteur amère", mère aux gros seins qui éveillent la chaleur d'œdipe ("Les remembrances du vieillard idiot"), jaune aussi "l'urine mièvre" de la petite sœur (ibid.), jaune enfin (mais pas seulement) et bleu, le chromo à la gloire de Sarrebrück et de l'empereur, vous savez, le Petit*.
Chez Rimbaud, le jaune est baveux, le jaune est pisseux, le jaune est foireux, il est la maladie du vieux monde à l'âme inerte, à la chair morte qui a perdu le rose de l'Eros, le rouge de la sève. Le jaune des "premières communions" fait ainsi doucement glisser "des terminaisons latines" du rituel, aux nocturnes "latrines" de la nuit sainte où se révèle pour la jeune vierge, au lieu clos du corps et de ses besoins, la vraie couleur du monde :

" La lucarne faisait un cœur de lueur vive
Dans la cour où les cieux bas plaquaient d'ors vermeils
Les vitres ; les pavés puant l'eau de lessive
Soufraient l'ombre des murs bondés de noirs sommeils."

Cœur, petit cœur vif révélateur des ors plaqués (non pas vermeil rouge vif mais bien plutôt vermeil d'or plaqué sur de l'argent), ô pauvre cœur révélateur aussi de l'eau bénite qui lave plus blanc et qui pourtant pue bien le soufre, poudre jaune du Diable répandue sur le noir sommeil de la misère.
Cœur misérable déjà pompé de toute sa force, cœur pathétique déjà purgé par le "clystère d'extase", bientôt mangé de "lèpre" au grand vitrail du mensonge.
"Christ, éternel voleur des énergies" ; Vitalie, terrible mère au "bleu regard qui ment". Le jaune est le mensonge de toute foi qui voudrait faire accroire à sa Vitalité (comme il existe chez Rimbaud la "bleuité") figée en images immuables.
Jaune est la piété (fût-elle celle du romantique dégoulinant); autre est la pitié. Jaune la bile, et la saumure amère qui seule goutte du ciel. L'essence du dieu jaune chez Rimbaud, dès les premiers écrits (ici un "Coeur sous une soutane") n'est que saumure gouttant du plafond. Dieu est un jambon qui sèche, nous avertit Rimbaud dans sa colère de seize ans. Et disons-le ainsi, jaune est la pisse dont Rimbaud, l'intenable, inonde le monde. Souillé-souilleur, et non l'inverse. "Mon coeur bave à la poupe", ne l'oublions pas. Rimbaud pisse au ciel "brun", à tous les cieux, même les siens, ceux qu'il invente. "Oraison du soir" est sur ce point sans ambiguïté aucune. Lacan l'a déjoué en mots à sa façon : "Le non-dupe erre."

Jaune alors, pour y revenir, le Soleil voilé :

"Adonaï!.. - Dans les terminaisons latines,
Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils,
Et tachés du sang pur des célestes poitrines,
De grands linges neigeux tombent sur les soleils !"

Cachez cet or-soleil que nous ne saurions voir sous le latin suaire des ciels anciens.
Le jaune est donc l'or moins la vie, moins le désir, moins la poésie, moins la force, moins l'éclat, le rayonnement. Le jaune est l'or usé, plaqué et mat d'une langue trop vieille qui bave, d'une langue sans force qui ne croit plus au Soleil, qui s'est assise sur sa Mère première dont Rimbaud au chromatisme de "Soleil et chair" veut restaurer les couleurs d'origine. Rimbaud ne redore pas le monde ; Rimbaud n'est pas faussaire. Rimbaud est orpailleur, il est le "pêcheur d'or" ("Larme") qui doit encore apprendre à boire aux bonnes sources (ou dit autrement dans le récit d'un temps de la chromothérapie que peut être "Alchimie du verbe" : "Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire.-"). Le jaune, lui, est la couleur des empailleurs et des doreurs ("Ecrivain et graveur ont doré les misères / Sexuelles [...]" - Album zutique, "Les fleurs, pareilles à des mufles / D'où bavent des pommades d'or" - Ce qu'on dit au poète à propos des fleurs, IV). Rimbaud Arthur a été nourri au jaune, il en a bu des litres de lumière fade, de vers anciens même dits nouveaux, il en a soupé de ces latrineries dont il a su, en thèmes ou en versions, pervertir et subvertir toutes les combinaisons. Le jaune n'est pas primaire, ni secondaire ou bien ternaire, le jaune est ancillaire, le jaune est séculaire. Pour les siècles et les siècles, la mort bien jaune d'une langue gisante.
Le jaune au fond n'est pas couleur en ce qu'il ne vibre pas, ne tremble pas dans la lumière, en ce qu'il n'impressionne pas. L'or colore. L'or impressionne, l'or traverse la chair, la lyre, l'or renverse, disperse, l'or n'est pas ordre du ciel, l'or est chaosmique, l'or est orgasmique, il révèle le poète aux dimensions de l'univers, des éléments. Or du feu, de l'énergie, de la vie ("Le sang ! le sang ! la flamme d'or" - Qu'est-ce pour nous mon cœur), or de la grande forge du monde en fusion, or solaire de l'alchimie nouvelle du poète héliotrope ("Les Mains de Jeanne-Marie" l'égérie Communarde). L'or est l'hors du dedans, l'au-devant de l'avant, combinaison indissociable, renouvelée, de l'espace-temps. L'or serait peut-être le terme de toute couleur autant que sa source de régénération. A mélanger le chromatisme primaire en une célèbre circonstance, sans doute s'agit-il de distiller, en poudre, en pluie, en crachat, en rayon, ou sous tout autre forme, l'or de la langue, peut-être ce "chant mystérieux" qui "tombe des astres d'or" sur le corps d'Ophélie, la "pauvre Folle" à l'œil effaré par "l'Infini terrible" :

"A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles"

Ce que Rimbaud, sans renoncer, après avoir pourtant écrit aux derniers vers du "Bateau ivre" que "les Aubes sont navrantes", ce que Rimbaud salue encore en arpenteur des astres d'or au cœur des Illuminations, lavées du jaune**, à l'ouverture en "aube d'or" du "Promontoire" de l'inconnu, poète Prométhée au foie bouffé des espérances sans cesse repoussées.

Mais au-delà, quitter le mythe.
L'Autre-Or du désert.


*Ce jaune associé au bleu trouve, presque exceptionnellement, son antithèse chimique (positive donc, même rêvée) dans le poème des couleurs chavirées qu'est "Le Bateau ivre" :

"J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulations des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !"


**le jaune s'y trouve mais associé au "crin", jaune rendu à son état sauvage.

A noter aussi la blondeur des "aisselles blondes", des "ovaires blonds", des "yeux blonds" par exemple, ainsi que la rousseur (proche parfois de la douceur) qui revient régulièrement, entre jaune, orange et rouge, y compris pour dire que le poète, Rimbaud lui-même, sent "le roussi", sans doute à trop se frotter à Lucifer.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Aucune oeuvre d'art ne se crache, le jaune s'invente aussi , j'ai lu vos livres je les aimés, compris malgré mes difficultés à aimer lire ,un livre est une oeuvre d'art , j'ai lu vos livres, et certains autres , comme j'ai élévé mes enfants avec amour de leur premier jour a aujourdhui , sans jamais faillir ,pas une journée et avec la vie sur le dos .ni m'absenter, cela s'appelle l'art de vivre ,pour mettre ses enfants en hauts , le jaune ou toute autre couleur n'y est pour rien .

RC a dit…

Le jaune n'y est effectivement pour rien. Il n'est qu'une façon de restituer une vision du monde par Rimbaud.
Le jaune ne dit rien non plus, dans ces lignes, de ma vision du monde. Je ne cherche, dans cet article ou dans le suivant, qu'à explorer, en écriture, le chromatisme spécifique de Rimbaud. Croyez bien qu'il n'y a rien là de jugeant. Ce n'est pas le lieu.
Il ne s'agit que de mon entrée dans Rimbaud, en laissant ma lecture et ce que j'entends de la voix poétique de Rimbaud imprégner mon écriture.
Toute vraie entreprise d'étude d'un auteur se fait pour moi de cette façon. L'analyse littéraire ne m'intéresse vraiment que de cette façon, avec les risques que cela comporte.
Quant à l'amour, il est partout chez Rimbaud, il est le grand désir, le grand moteur, la grande quête, il est la puissance même, mais avec toujours une lucidité féroce, impitoyable sur sa faillite. Rimbaud ne supporte pas ce qu'il pense être la fausse propreté. D'où le crachat (équivalent de la volonté de salir) qui a sa place dans l'art, sans n'être que cela. Surtout pas chez Rimbaud.

RC a dit…

Le risque de l'imprégnation, surtout pour le Rimbaud potache et provocateur, est de ne pas poser suffisamment au préalable le protocole d'analyse qui laisse entrer dans mon propos cet élément à part entière.
Mon précédent commentaire a donc bien pour but de préciser ce protocole, qui finalement n'a pas bougé pour moi depuis qu'étudiant je me suis frotté aux trois C : Cendrars, Claudel, Céline.