05/05/2010

Lire Rimbaud (4)

En travail d'humeur de lecture non-exhaustive

La chromothérapie de la langue

2
Eros est-il rose ?

Mignonne, allons voir si l'Eros, qui ce matin était bien rosse en robe de rose au Soleil,
a point perdu cette vesprée les plis de sa rose pourpré et son teint à nul Autre pareil.


Tutu-la-praline le rose de la "communiante" de "Ce qu'on dit au poète à propos des fleurs" ?

"Toujours, après d'affreux dessins
De Lotus bleus ou d'Héliantes,
Estampes roses, sujets saints
Pour de jeunes communiantes!
"

Eros en mythologique papillote rose idéal ?

"Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéal !
Ô renouveau d'amour, aurore triomphale
où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
Kallipige la blanche et le petit Éros
Effleureront, couverts de la neiges des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses!"
("Soleil et chair")

Ou rose tendre du jambon posé là, sur une table de cabaret, tout excitant cet appétit de la jeunesse si peu aiguisé par l'autre jambon, vous savez, celui qui goutte sa saumure du haut de son plafond, désir qui sèche, désir aride et désir mort. Désir de l'idôplâtre, honni par Rimbaud.
Le rose, pour le dire vite (mais il n'est que l'éphémère), le rose chez Rimbaud semble d'abord nous dire le monde, l'humanité à l'horizontal de l'Eros. Au cabaret-vert, "la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs" apporte au piou-piou en fugue, à demi-allongé sous la table, "du jambon rose et blanc", jambon tiède du désir attisé aussi par la "chope immense, avec sa mousse / Que dorait un rayon de soleil arriéré." Arriérée cette scène de la serveuse qui n'a pas froid aux yeux (en n'oubliant pas celle de "La Maline" dont la joue est "un velours de pêche rose et blanc") ? Peut-être, mais il est des tableaux simples auxquels il est bon de se laisser prendre, même si l'on sait que tout cela est amené dans un "plat colorié". Barbouillage rosé d'adolescent, sonnet d'une érection ? Qu'importe. Qu'importe le mignon "petit wagon rose" "rêvé pour l'hiver", pourvu que l'on laisse parfois, le temps de quelques vers furtifs, la petite bête du désir courir au corps pour oublier, dans le "nid de baisers fous", la "populace / De démons noirs et de loups noirs". Rose objet du désir aussi qu'est Nina à la peau "aux tons rosés", "riante au rose églantier" quand "le soleil / Sablerait d'or fin leur grand rêve / Vert et vermeil." (plus tard, après le ros-E-ros, le rê-v-ert). Désir rêvé de l'or conditionnel.
Il y a dans le rose de Rimbaud, quelque chose du rêve, de l'espéré, du tenté, pour l'enfant orphelin condamné à se croire "endormi dans un paradis rose" pour ne plus voir le monde, sous le charme "d'une fée", que "sous un beau rayon rose" qui métamorphose. Mais ne nous étonnons pas de cet indispensable recours à l'hortus conclusus du rêve pour y déployer la palette des couleurs. Tout autour est blanc et glacé, noir et morbide d'hiver, les nuances du monde pour ces orphelins au deuil impossible ne sont que variantes du gris de cendres. Pourquoi ce monde sans couleurs des "Étrennes des orphelins" qui ouvre les premiers écrits de Rimbaud ? Parce que trône au cœur du poème la grande armoire sans clefs :

"On regardait souvent sa porte brune et noire...
Sans clefs!... c'était étrange!... on rêvait bien des fois
Aux mystères dormant entre ses flancs de bois,
Et l'on croyait ouïr, au fond de la serrure

Béante, un bruit lointain, vague et joyeux murmure..
."

"Vague et joyeux murmure" des couleurs du monde enfermées dans cette armoire sans clefs. Reste alors à trouver la clef des couleurs pour repeindre le monde, la vie, la poésie, les mots... L'orphelin de la langue qui tuera tant de pères putatifs et poétiques, finira par forcer les portes pour laisser les couleurs enfin se faire entendre, se faire sentir toutes narines ouvertes, toute peau frissonnante, sous les doigts par exemple des "Chercheuses de poux" :

"Il écoute chanter leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés

Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives
Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.
"

Mais rose aussi est la lèvre "d'en bas" de la sœur des "Remembrances", celle qui contemple son urine écoulée. S'il est des hauts, chez Rimbaud, leur élan ne peut se comprendre sans les bas. Dans "Les réparties de Nina" par exemple, quand seront franchis les pointillés qui traversent le poème sous la merveille vermeil déjà citée, quand "le soir" l'immobilité du rêve sera quittée, quand "nous reprendrons la route", alors le rose s'enfuira parce qu'au devant, "tout là-bas, / Une vache fientera, fière, / A chaque pas...". Et que fientera-t-elle après cet éventail du désir jeune agité sous son visage impassible ? Une seule pauvre réplique, une chute à faire débander un étalon : "- Et mon bureau ?" Soit, "et mon vieux bourgeois, mon gros bourgeois bouffi pendu à ses breloques" (lire alors "A la musique" ou "Les Assis").
Le rose est, il est vrai, de frêle nature, le rose a les ailes d'Éros qui, comme tout chez Rimbaud, demande à regarder le cul des choses. La Vénus "kallipige", Vénus "belles fesses" a écrit La Fontaine, cette Vénus se contemple les fesses, opérant une inversion simple qui des "beaux pieds" (cités plus hauts) peut facilement faire passer aux "pieds beaux", pieds boiteux, pieds sabots de Pan (celui qui n'est pas dans la neige mais dans le rouge sexuel, ceci pour "Quand Rimbaud voit rouge"). Et en allant un peu plus loin, dans l'œuvre autant que dans le renversement, la pure "neige des roses" trouve son hideux envers dans l'"accroupissement" d'une autre sorte de cul, pas kallipige du tout :

"Et le soir, aux rayons de lune, qui lui font
Aux contours du cul des bavures de lumière,

Une ombre avec détails s'accroupit, sur un fond

De neige rose ainsi qu'une rose trémière...

Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.
"

Rose Eros renversé, culbuté, "incagué". Voilà ce fond de beauté maculée, nécessairement, pour le pire, et le meilleur, parce qu'il ne faut jamais oublier l'avant du mythe chez Rimbaud, archéologue nostalgique qui retrouve trace dans "Soleil et chair" :

"Je regrette les temps où la sève du monde,
L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts

Dans les veines de Pan mettaient un univers !
"

Eros sève du monde quand encore, avec son pote Thanatos, ils présidaient aux énergies universelles. Mais Rimbaud l'écrit : ces temps sont multiples. Ils s'épuisent et savent revenir. Alors Rimbaud va mettre la panique dans les couleurs ; du syrinx de Pan soufflera un temps nouveau, un rose nouveau pour Eros quand les roses chez Rimbaud, au fil de ses poèmes, ne sont jamais roses. Rose trémière, rose églantier, rose quelque chose, mais la rose, elle, sera rouge, ou pourpre, ou purpurine (ce qui sans doute n'est pas la même chose...), voire "sur tige de laurier". La rose même peut être fumée par les pioupious dragueurs de bonnes d'enfants : "fumant des roses"* ("A la musique").
Demander le sens de "rose" reviendrait alors à se demander quel est le sens d'Eros et donc aussi de la poésie.
Raccourci-réponse possible d'un temps rimbaldien, en forme d'art poétique, dans "Ce qu'on dit au poète à propos des fleurs" :

"Commerçant! colon! médium!
Ta Rime sourdra, rose ou blanche,

Comme un rayon de sodium,

Comme un caoutchouc qui s'épanche!
"

Rose sodium, rose caoutchouc, rose moderne, rose chimique, rose à la source qui sourdra pour des feux nouveaux en Illuminations** :

"Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages."


* Les "roses" sont ici des paquets de cigarettes de couleur rose, mais on sent bien dans la formule le dérèglement de sens organisé par Rimbaud.

**Pour être "absolument moderne", il faut s'inscrire dans le mouvement du monde, dans "les lumières inouïes et la nouveauté chimique". Tel devrait être pour Rimbaud le principe de tout esthétique, de toute vie : le mouvement. A lire, "Mouvement" des "Illuminations".

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