09/05/2010

Lire Rimbaud (6)

En travail d'humeur de lecture non-exhaustive
(enjeu de cette petite "étude" à lire dans les commentaires de Lire Rimbaud 3)
La chromothérapie de la langue

4
Rimbaud espaces verts


Place de la gare, à Charleville.
D'un côté, "sur la place taillée en mesquines pelouses", le "square où tout est correct, les arbres et les fleurs", où "les bourgeois poussifs" écoutent de la musique assis sur un "banc vert".
De l'autre, "le long des gazons verts ricanent les voyous" "sous les marronniers verts", voyous parmi lesquels le poète courtisant (attisant) d'"alertes filles" dont il "reconstruit les corps, brûlé de belles fièvres."
Notons-la tout de suite, cette différence entre la mesquine pelouse dont le vert n'est pas nommé et les gazons verts de la jeunesse nature. Entre le banc vert et les marronniers verts, il y a toute la différence de l'ouvert à l'enclos, du mouvement du désir à l'immobile, à l'assis. Quand rien ne déborde, qu'importe le vert. La nature contrainte, domestiquée n'est plus la Nature et la couleur ne se montre plus qu'en peinture.
Il semble donc que le vert, selon Rimbaud, ait d'abord pour fonction, par la sorte de pléonasme qu'il installe, de réaffirmer le vert nature, comme si la langue avait phagocyté l'image, glissant le vert dans l'implicite de la nature, de sa représentation. Nature = vert. L'incontournable "frais cresson bleu" du dormeur du val infirme bien sûr cette vision éduquée, construite, figée, bridante, alors même que ce sonnet s'ouvre sur "le trou de verdure", et qu'il présente le val comme un "lit vert". Si Rimbaud prend ici "la peine" de ces précisions, ce n'est sans doute pas pour la joliesse, ou pas seulement. Ce sonnet est celui du glissement du trou vert au trou rouge, à la réalité trouée de deux balles. L'évocation du vert est donc moins ici une volonté de faire beau, de faire nature que de souligner le mensonge du tableau du soldat endormi (voir "Quand Rimbaud voit rouge"). Ce vert-là n'est que l'indice de la nature Pan-ique derrière sa représentation.

Et les exemples du vert nature réaffirmé ne manquent pas :

- dans le rêve coloré des Réparties de Nina : "De chaque branche, gouttes vertes, / Des bourgeons clairs[...]"

- quand on a dix-sept et qu'on n'est pas sérieux, on voit "les tilleuls verts" ("Roman")

- dans l'approche politique de "Paris se repeuple" (voir "Quand Rimbaud voit rouge") :

"Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
Ainsi ; quoiqu'on n'ait jamais fait d'une cité
Ulcère plus puant à la Nature verte,
Le Poète te dit : "Splendide est ta Beauté !" "

- au cœur de la Nature verte fertile, nubile, maternelle, originelle de "Soleil et chair" nous avons aussi déjà lu ("Eros est-il rose?") :
"Je regrette les temps où la sève du monde,
L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
Dans les veines de Pan mettaient un univers !
Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre;"

Espace vert de Pan que nous retrouvons encore dans "Tête de faune" :

"Dans la feuillée, écrin vert tâché d'or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendide où le baiser dort,"

Le vert écrin offre le possible épanouissement du baiser, des fleurs rouges du désir ; il est le contraire des mesquines pelouses qui ne sont qu'espaces de chair triste, hélas, pour les bourgeoises à gros culs et leurs "cornacs" (ainsi nommés dans "A la musique" les maris, guides d'éléphantes donc). Pan porte tellement bien l'onomatopée de son nom. Il est le coup de feu du désir, il est celui qui chasse, qui effare le gibier peureux, qui met le désordre dans la couvée tranquille.
Le vert peut alors être à la jonction des éléments, passant dans "Le Bateau ivre" de "l'eau verte" aux "azurs verts" à "la nuit verte".
L'idée n'est pas, au travers de ce petit repérage, de proposer une grille à plaquer sur toute manifestation du vert (ou du jaune ou du rose...) ou sur toute absence du vert, mais de donner une perspective en sachant bien que nous ne saurions enfermer Rimbaud dans un système, dans un espace, dans un cadre alors que son travail (car il se définit d'abord lui-même comme un travailleur) n'a eu d'autre instinct que de briser, de modifier les cadres, d'abolir les frontières.
Rimbaud, avançant dans sa marche impénitente, ne cesse d'écrire le poème de ses poèmes, amorçant ainsi toujours le mouvement du déplacement. Le poème qui dit sa poésie, qui place son expérimentation dans un temps déjà ancien, coupé du temps de l'écriture par l'usage du passé simple, alors même que quelques mois seulement les séparent, ce poème qu'il écrit pour déposer là ses propres vers anciens pourtant si jeunes, ce poème donc lui permet de se porter de l'avant, lui impose l'écart de la "Mémoire", ou du "Pauvre songe". Le poème "Pauvre songe" revient par exemple sur le "Cabaret vert", ce cabaret du jambon rose et blanc et de la mousse d'or ("Eros est-il rose?").

"Si mon mal se résigne,
Si j'ai jamais quelque or,
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des Vignes?...
- Ah ! songer est indigne

Puisque c'est pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien,
Jamais l'auberge verte
Ne peut bien m'être ouverte."

L'impossible nostalgie est là qui le pousse vers l'avant. "songer est indigne" ; alors agir, encore et toujours. La poésie est action pour Rimbaud. Elle ne peut se complaire aux espaces anciens, même à ceux qu'il a lui-même a tentés. L'auberge, au moment même de son écriture s'est d'elle-même forclose. Nous sentons chez Rimbaud cette sorte de fatalité qui fait qu'à l'écrire, le poème expulse le poète en-dehors de lui, vers un autre lieu, dans une impatience du nouveau. Comme si l'écriture se consumait presque instantanément dans son propre geste. Le poème écrit semble perdre pour Rimbaud dans l'immédiat la validité du lieu poétique qu'il construit. L'expérience pour Rimbaud est toujours rapide, elle a au mieux la fulgurance d'une saison, guère plus.
Alors le vert n'est pas dit quand la nature n'est pas vraiment nature ; il est aussi modifié quand il s'agit de dire l'écart de "la Bible à la tranche vert-chou" ("Les poètes de sept ans") ou du "ciel vert-chou" ("Mes petites amoureuses") pour trivialiser par la couleur et l'odeur (un membre de jury de concours valide totalement cette lecture...). Dieu et ses flatulences. Notons aussi qu'associé à la religion, le vert fait écran (et non pas "écrin" comme avec le faune) : "Dans les terminaisons latines, / Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils". Sans parler aussi des "Vieilles verdures, vieux galons ! / Ô croquignoles végétales ! / Fleurs fantasques des vieux Salons ! " que nous trouvons dans le poème des fleurs nouvelles, électriques ou chimiques de "Ce qu'on dit au poète à propos des fleurs".
Si Rimbaud est sans pitié pour les vieilles verdures romantiques par exemple, il sait aussi reconnaître les siennes.
Après, dans "Une saison en enfer" ou dans les "Illuminations", le vert s'estompe, jusqu'à disparaître. Un "vert-de-gris" dans "Enfance" ("Une saison"), "Un vert et un bleu très foncés envahissent l'image" du "Nocturne vulgaire" et "les lèvres vertes" du "Métropolitain" ("Illuminations")*. Est-ce à dire que la Nature s'absente des Illuminations ? Non. Elle y est, pleine et entière, mais dans un espace qui n'a plus besoin d'affirmer le vert, parce qu'au fond, à bien la regarder, la Nature est Nature, elle est matière, matériau, elle est d'or, d'argent aussi (éclat qui prend de l'importance dans les Illuminations), elle est de blanc, en ceci que le blanc serait physiquement la synthèse de toutes les couleurs.

Osons : rendre la Nature à sa blancheur, qui ne serait pas seulement niaise pureté, serait, pour Rimbaud, la rendre enfin à tous les chromatismes possibles (au chromatisme de tous les possibles), à toutes les palettes à venir qu'aucune ne figerait. Le travail de Rimbaud qui nous touche le plus dans sa générosité titanesque, serait d'avoir rendu les couleurs à leur blancheur originelle, dégagées de ce qui dans le figement de tout discours, les livrerait au noir de l'absence (de couleurs ?), à cette ombre en toute chose qui dès le début, dès l'ouverture, envahit la chambre des orphelins.

Les couleurs une fois rendues au blanc du feu et de la glace, que pouvait-il faire d'autre, quand faire est écrire ?


* Pour dire tout cela encore autrement (la poésie de la poésie, la disparition du vert) : nous passons , nous l'avons dit, du titre "Cabaret vert" à "l'auberge verte" à jamais fermée de "Pauvre songe" pour arriver enfin dans le "Métropolitain" des Illuminations à "il y a des auberges qui pour toujours n'ouvrent déjà plus".

Aucun commentaire: